Haydarpaşa, un monument en sursis ? Si Istanbul regorge de bâtiments anciens qui possèdent une histoire millénaire, la gare de Haydarpaşa a plus d’histoires à raconter que beaucoup d’entre eux. Menacée de destruction à plusieurs reprises, endommagée par le temps et par deux incendies, la plus grande gare ferroviaire du pays compte ses dernières heures.
La gare de Haydarpaşa est un symbole incontournable de la silhouette d’Istanbul qui a servi de décor à plusieurs séries télévisées turques, à une publicité Chanel, et dont le jardin voisin reste bondé les nuits d’été. Construite en 1908 par des ingénieurs allemands sur des plateformes maritimes aquatiques, « c’est un symbole du développement industriel de l’Empire ottoman du XIXème siècle » explique la Dr. Yonca Erkan, enseignante à l’Université de Kadir Has. Combinant l’influence du Baroque de l’Europe orientale, de la Renaissance allemande et du Néo-classicisme, la gare de Haydarpaşa fait partie de l’histoire de la ville et des souvenirs de générations de stambouliotes. La gare historique, qui accueille 100 000 passagers par jour, était à la fois « le point de départ des pèlerins en partance pour la Mecque et la destination finale d’un voyage à travers l’Anatolie, vers la découverte de l’Occident » poursuit Yonca Erkan. À son ouverture, Haydarpaşa était le point de départ de la ligne Istanbul-Bagdad et peu après les trains pour Damas et Téhéran ont commencé à circuler régulièrement… et ce jusqu’au 1er février 2012, date à laquelle le dernier train a quitté les quais de la gare. Selon les plans de rénovation conçus par la société nationale des chemins de fer, la gare devrait être à nouveau fonctionnelle d’ici deux ans, mais pour le moment elle reste déserte, et son futur plus qu’incertain.
Haydarpaşa contre « les projets fous »
Les « projets fous » ce sont les projets qui sont lancés depuis une dizaine d’années en Turquie à l’image de la démolition des quartiers populaires d’Istanbul que l’on transforme en zones de concentration de centres commerciaux et de résidences de luxe. La gare de Haydarpaşa et tout le quartier qui l’entoure représentent un terrain libre pour la réalisation de ces projets démesurés. Pour Haydarpaşa, tout commence en 2003 avec le Manhattan project qui prévoit la démolition de la gare et la construction de sept gratte-ciels qui serviraient de centres d’affaires. Le projet a été abandonné sous la pression de la société civile. Le projet suivant a été présenté par Şefik Birkiye en 2005, architecte turc connu pour son penchant pour le style monolithique. Selon lui, le quartier devrait être rénové en style néo-ottoman. « C’était un plan dans la logique des projets de gentrification (phénomène urbain d’embourgeoisement), qui sont menés par le gouvernement depuis quelques années » explique Alp Sunalp, architecte stambouliote. Sous prétexte de réorganiser l’espace publique et de peupler les quartiers industriels de la ville, ces projets détruisent les endroits clés de l’histoire stambouliote. Tel est le cas de Haydarpaşa – le réaménagement du quartier semble se faire plutôt au détriment du patrimoine culturel qu’au bénéfice des habitants de la ville. « Le problème de tous ces projets de gentrification, c’est qu’ils ne prévoient pas d’espaces publics. C’est une privatisation du sol et ainsi le quartier ne sera pas aménagé en une espace agréable pour les résidents » enchaîne l’architecte Alp Sunalp.
Après tous les projets avortés, le futur de la gare de Haydarpaşa reste hypothétique. La branche stambouliote de la Chambre des architectes essaye en vain d’obtenir les plans de réaménagement des mairies de Kadıköy et Üsküdar sur le territoire desquels doit se réaliser le projet. Cependant, plusieurs hypothèses sur le futur de la gare émergent dans les discussions. Selon l’une d’entre elles, la gare sera transformée en hôtel, laissant seulement le rez-de-chaussée à l’usage des cheminots. « C’est un génocide culturel » s’insurge Alp Sunalp à propos de ce scenario. L’autre hypothèse sur le destin de la gare et du port de Haydarpaşa est la cessation graduelle de leur activité de transport. Lors de la dernière conférence-débat sur Haydarpaşa, organisée par la Chambre des urbanistes, avec la participation de la Mairie d’Istanbul, le projet proposé envisageait de réorganiser le port du quartier « en port avec des fonctions plutôt touristiques, ce qui sous-entendait un port pour les bateaux de croisière » explique Akif Burak Atlar, président de la Chambre des urbanistes. Mais ce n’est pas seulement la fermeture du port qui ferait perdre à Haydarpaşa sa fonction de centre du transport ferroviaire. Le Dr. Yonca Erkan attire l’attention sur le rôle que pourrait jouer le Marmaray project. La construction d’un tunnel sous le Bosphore reliant les deux côtés de la ville prévoit que la sortie du tunnel, sur la rive asiatique, se fasse à la station de Söğütlüçeşme, la deuxième gare sur la ligne ferroviaire après Haydarpasa. Ainsi aucun train ne passera plus par la gare historique. Avec un tel changement dans les itinéraires de circulation des trains, on risque « de ne plus jamais entendre le sifflet des trains et les voix des passagers à Haydarpaşa », explique l’enseignante.
Les questions en suspens sur Haydarpaşa
La décision sur le futur de Haydarpasa est maintenant entre les mains de la Mairie d’Istanbul et de la société ferroviaire turque TCDD. « Selon la dernière loi en vigueur, la TCDD a aussi le droit de proposer des projets de transformation du bâtiment de la gare, mais pour l’instant aucun projet officiel n’a été présenté » affirme Akif Burak Atlar. De plus, seule la municipalité centrale d’Istanbul possède un pouvoir décisionnel sur les projets de rénovation urbaine et les mairies des quartiers d’Üsküdar et de Kadıköy n’ont qu’un rôle consultatif sur les projets.
Le 28 novembre 2010, un incendie provoqué par « un court-circuit de câbles électriques » réduit en cendres le toit de la gare. L’horloge du bâtiment s’est arrêtée pour toujours à 15 heures 17, heure du début de l’incendie. À ce moment là, la gare était en travaux, travaux qui avaient été confiés à une entreprise à la réputation douteuse. Mais à cause des circonstances non-élucidées de cet accident, l’hypothèse d’un incendie volontaire est récurrente dans les média et dans l’opinion publique. La partie supérieure du bâtiment a été détruite et le monument historique se décompose lentement du fait de la négligence des responsables de son entretien – la société TCDD et la Mairie d’Istanbul.
Depuis 2005, plusieurs organisations civiles sont formées pour protéger le bâtiment de la gare et le quartier entier de Haydarpaşa. Actuellement, Haydarpaşa Platforme organise des manifestations régulières contre la démolition du bâtiment. Haydarpaşa Dayanışma Grubu, autre organisation de citoyens, a réussi à stopper le Manhattan project, qui prévoyait la transformation du quartier en un nouveau centre des affaires. Cependant, le futur de Haydarpaşa n’est pas suffisamment traité dans les médias, selon le Dr.Yonca Erkan. Aucune des institutions internationales n’a pris en charge la protection du monument historique, même si l’UNESCO a indiqué plusieurs fois dans ses rapports que la gare était un monument en danger. C’est seulement cette année que l’organisation américaine World Monuments Fund a intégré Haydarpaşa à sa liste officielle de monuments menacés de destruction.
Grâce aux efforts des universitaires, des urbanistes et des associations de citoyens stambouliotes, le débat sur ce sujet épineux a gagné en visibilité, mais la protection du bâtiment et la restitution de ses fonctions d’origine semblent compromises.
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